Les "bohémiens" au Pays Basque ou un racisme sans communauté
En 2006 peut-on dire qu’il existe des "Bohémiens" au Pays Basque ? Si l’on en croit les injures et stigmatisations oui. Si l’on parle de l’existence d’une communauté particulière qui descendrait de Roms sédentarisés au XVe siècle, rien n’est moins sûr
"Fils de p... ! fils de bohémiens !" C’est l’une des insultes qui a été proférée au collège de la Citadelle à Saint-Jean-Pied-de-Port. Cette année scolaire. L’injure perdure au début du XXIe siècle au Pays Basque. Pour autant les bohémiens existent-ils aujourd’hui comme communauté ? Rien n’est moins sûr. Ceux qui sont qualifiés comme tels seraient des descendants des Tziganes sédentarisés depuis le XVe siècle au Pays Basque ? La formulation a de quoi surprendre. La génétique des populations a eu son heure de gloire au XIXe siècle. C’est désormais une "science" douteuse.Si l’on interroge par exemple des élus garaztar comme le maire d’Ispoure, ou le conseiller général François Maitia, la réponse est invariable: "en France il n’y a pas de bohémiens, il n’y a que des citoyens". Cela a le mérite de la simplicité. Mais dès lors, aucune communauté, aucune identité culturelle n’existe. Ce qui est certain c’est que dans les représentations collectives au Pays Basque, la commune d’Ispoure a la réputation d’être un village où résident des "bohémiens". "Je ne connais personne qui dit je suis bohémien" indique pour sa part Louis Grangé, professeur des écoles à Ispoure. Un groupe, quel qu’il soit, et en particulier un groupe ethnique, peut difficilement exister sans une auto-définition. Les chercheurs contemporains en sciences sociales convergent sur cette idée. L’instituteur s’étonne d’ailleurs qu’on lui pose la question de l’existence de bohémiens. Pour L. Grangé "c’est un préjugé qui n’existe que dans la tête de celui qui l’emploie". "C’est un terme injurieux qui ethnicise une population à cause de son origine sociale." Soit une ethnicisation des rapports sociaux. Un racisme. Et plus précisément un racisme de classe. On retrouve là l’idée qu’en langue basque le terme buhamia servirait aujourd’hui d’équivalent de cas soc’ [cas social] en français. Le terme n’existe alors que comme moyen de stigmatisation d’un sous-prolétariat rural.
"Banlieuisation" en zone rurale
"Les exclus se retrouvent avec les exclus", analyse un enseignant garaztar. Comme un phénomène de "banlieuisation" en zone rurale. Ainsi, dans les quartiers périphériques se sont installés il y a plusieurs siècles des Tziganes, puis au cours du temps d’autres populations comme les réfugiés des guerres carlistes venus depuis le Baztan, ou plus tôt encore avec les cagots [sortes d’intouchables aux temps médiévaux] autre "race maudite". Et aujourd’hui, l’arrivée de populations aux faibles revenus venant s’installer loin de l’inflation immobilière côtière. Ces dernières risquent de se retrouver qualifiées de bohémiennes, en euskara. Bref le terme de bohémien continuerait de servir, comme jadis, pour désigner ceux qui ne sont pas agriculteurs et croyants.Patrick Williams, ethnologue au CNRS à Ivry rappelle tout d’abord qu’il y a des Tziganes au Pays Basque : "certains se disent manouches, d’autres gitans ou sinti, et ils ne sont pas forcément nomades". Et des bohémiens ? "Cette appellation est très XIXe siècle" souligne l’ethnologue [elle vient du fait que le roi de Bohème avait accordé un laissez-passer aux Tziganes]. Mais ne répond pas par l’affirmative. Jean-Luc Poueyto, formateur à l’INSTEP Aquitaine, chercheur au laboratoire d’Anthropologie de Toulouse, spécialiste des Tziganes à Pau, émet l’hypothèse qu’il puisse exister une vieille souche, mais reconnaît l’impossibilité de dire comment la distinguer. Le chercheur insiste en tout cas pour dire que "tout au long du XIXe siècle les actes de justice portent la mention Œbohémien’, et puis il y a le fameux édit du préfet Castellane en 1802" (lire ci-contre). Les bohémiens existent-ils aujourd’hui ? Il en doute. Il s’étonne que malgré le nombre important d’érudits et de chercheurs au Pays Basque "cette question n’ait pas été abordée". Et de relater une anecdote : "dans le Béarn, près d’Orthez, je mangeais dans un restaurant ; un camion s’arrête et des clients s’écrient Œattention Gitans !’ ; étonné, je m’approche et vois que ce ne sont pas des manouches ; Œon les appelle comme ça’ m’a-t-on rétorqué". A défaut de pouvoir attester l’existence de descendants de Tziganes sédentarisés, Jean-Luc Poueyto estime que "le terme de bohémiens comme injure contribue à construire une vision raciste des autres, et en particulier des Tziganes".
Le parler Erromintxela
Oscar Vizarraga, secrétaire de l’association d’études gitanes Kale dor Kayiko en Biscaye, s’est intéressé, à travers la sociolinguistique, à ceux qu’ils appellent Erromintxela [en langue tsigane Romani Tchelsignifie "le peuple romani"]. Il qualifie ainsi ces mêmes Tziganes qui se sont sédentarisés au Pays Basque, qu’il décrit comme un "groupe ethnique qui a adopté les formes et les structures propres du peuple basque que ceux des gitans, ce qui fait que leur sentiment de Œgitanité’ est moins fort que pour les autres gitans". Il fait part dans la revue I Tchatchippen de janvier 2001, de la présence "dans les anciennes générations" d’un parler erromintxela, mélange de rom et de langue basque, d’une certaine richesse lexicale, qui n’existerait plus que dans une forme appauvrie dans les dernières générations. Pour suivre Oscar Vizarraga, si au Pays Basque bohémiens il y a, c’est sans conscience de soi et avec une déperdition linguistique. Ce qui s’est accompagné d’une intégration dans la société basque.
Une intégration remarquable
Une intégration remarquable au cours des siècles puisque les familles ont adopté des noms basques, et appris le basque. Et ce malgré des lois qui n’ont cessé de les persécuter, des deux côtés de la Bidassoa, du XVIe au XIXe siècle vouloir revenir au pays au lendemain d’une déportation est un autre signe d’intégration (lire ci-contre). Et en dépit de la persistance du stigmate qui rend difficile une intégration ou ascension sociale de personnes issues de maisons ou familles considérées comme buhameak. Il n’y a pas si longtemps encore. Michèle Esponde, ancienne orientatrice à St-Jean-Pied-de-Port relate ainsi le refus d’une coiffeuse de prendre en stage un élève considéré comme "bohémien", la commerçante n’arguant pas de son appréhension mais de celle de ses clients.Longtemps "les familles bohémiennes" ont été cantonnées dans des métiers particuliers : tannerie, vannerie, charpenterie, tonte de mulets,... Des métiers aujourd’hui disparus pour la plupart. Reste la stigmatisation, et l’existence d’un sous-prolétariat en zone rurale. Avec ses pratiques sociales caractéristiques du bas de l’échelle sociale, comme par exemple une forte endogamie peut-être un effet du rejet [que l’on retrouve aussi dans la haute bourgeoisie], ou un usage développé des services sociaux. Une jeune assistante sociale indique chez les jeunes travailleurs sociaux une méconnaissance de cette stigmatisation. Une assistante sociale qui approche de la retraite remarque une évolution positive dans les familles désignées comme bohémiennes dont elle a eu à s’occuper: "il y a 20 ans, il n’y avait pas de projet professionnel envisagé pour les filles". Quelque chose comme du progrès social. Dans le même sens, on signalera qu’à Ispoure, le taux de fréquentation de l’école est très fort. Une faiblesse de l’absentéisme qui peut s’interpréter comme une forte envie d’ascension sociale La figure du bohémien existe aussi délestée de son caractère insultant ou disqualifiant. On la retrouve ainsi dans les traditions carnavalesques basques. Il y a les buhameak dans la mascarade souletine, ou dans le carnaval de Saint-Sébastien (La Candelaria). De même que l’on peut trouver çà et là des évocations folkloriques des Kaskarot (les Tziganes qui se sont sédentarisés à Saint-Jean-de-Luz et Ciboure).
Le cas de Bussunaritz
Les bohémiens du Pays Basque ont également suscité une abondante littérature. Romantiques et savants français du XIXe siècle s’en sont emparés ils sont parés la plupart du temps de toutes les tares possibles et inimaginables. La littérature basque aussi a exploré cette figure. D’Augustin Chaho à Itxaro Borda (Zeruetako erresuma, Maiatz), en passant par Jon Mirande qui utilise des mots tziganes dans un poème. Jean Barbier en parle dans la première moitié du XXe siècle avec Antxixarburuko buhamiak. Michèle Esponde l’a pris au mot en s’intéressant à ce quartier de Bussunaritz.Elle a rendu compte de cette étude dans un des derniers numéros de la revue Jakintza consacré à ce village bas-navarrais. Au travers des registres de naissances elle remarque que les bohémiens sont "mentionnés sans être mentionnés, en précisant par exemple que un tel est né au hameau" et non dans un quartier périphérique. Les registres paroissiaux font état dans ce quartier réputé bohémien "où tziganes et cagots se sont amalgamés, une majorité de charpentiers, sages-femmes,..." Elle évoque des mots tziganes que l’on entend en Garazi, comme dilo pour parler d’un fou [un autre apport linguistique des Tziganes à la langue locale est celui de piorer (boire)]. Des anciens qui utilisent des mots rom elle en a aussi rencontré. Les "bohémiens" existent-ils pour autant, en dehors de la stigmatisation et de la confusion avec un groupe social lumpen ? Elle a tendance à penser que oui, tout en se gardant de toute définition essentialiste. Michèle Esponde déplore que le groupe ne puisse exister "dans ses différences en dehors de la dépréciation". Et de regretter qu’il n’y ait pas eu appropriation du stigmate, de la même façon que des groupes victimes de racisme ont à un moment affirmé par exemple black is beautiful. L’absence de quelqu’un qui dirait "je suis bohémien et je t’em..."
L’arrêt du préfet Castellane pour "la chasse aux Bohémiens"
« Bayonne le 1er frimaire an XI[22 novembre 1802] Vu les diverses plaintes déposées dans les bureaux de la Préfecture, qui ont été adressées aux administrations centrales et au préfet, relativement aux assassinats, vols et désordres de toute espèce dont se rendent coupables les vagabonds connus sous le nom de Bohémiens, qui désolent une partie de l’arrondissement de Bayonne et de Mauléon; Vu les lettres écrites sur le même objet par les commissaires du Gouvernement près les Tribunaux, les sous-préfets, les maires et autres fonctionnaires publics; Vu les diverses lettres des Ministres de l’intérieur, de la police générale et de la justice, toutes tendantes à provoquer l’expulsion des susdits brigands hors du territoire de la France; Vu la correspondance avec le vice-roi de Sa Majesté Catholique, résidant à Pampelune, et ses offres de concourir à une mesure également réclamée par l’intérêt de deux nations amies ; Le Préfet des Basses-Pyrénées, Considérant que les Bohémiens répandus dans les arrondissements des sous-préfectures de Bayonne et de Mauléon, n’ayant ni domicile, ni état autre que le brigandage, ne peuvent être considérés comme citoyens, ni jouir des droits attachés à ce titre ; Considérant que la plupart de criminels condamnés à mort ou aux fers dans l’étendue du département, appartiennent à cette horde dangereuse, ou ont été entraînés, par leur liaison avec elle, à contracter l’habitude des crimes qui ont attiré sur eux la rigueur des lois; Considérant que l’établissement d’un Tribunal spécial à Pau, n’est devenu nécessaire qu’en raison des assassinats et crimes de toute espèce que commettent, journellement, dans le ci-devant pays de Labour, la Navarre et autres pays des Basques, les Bohémiens ou les individus qui se sont familiarisés avec les forfaits en les fréquentant; Considérant que l’utile établissement du Tribunal spécial étant passager par sa nature, et ne suffisant pas d’ailleurs pour détruire la source du mal, qui reparaîtrait dans toute sa force si une mesure depuis longtemps réclamée par la justice, et seule capable d’assurer la tranquillité des bons citoyens, ne débarrassait enfin ce département de ces hordes malfaisantes ; Considérant que toute mesure ne tendant qu’à repousser les Bohémiens au-delà des frontières, ne servirait qu’à les renvoyer momentanément dans les Etats du roi d’Espagne, ce qui serait en contradiction avec les sentiments du premier consul pour Sa Majesté Catholique, et avec les liens d’amitié qui unissent les nations française et espagnole, sans être d’un avantage durable pour ce département, sur le territoire duquel les Bohémiens viendraient bientôt reprendre leurs anciennes habitudes ; Considérant, en conséquence, qu’il est nécessaire, pour arriver au but que l’on doit se proposer, que l’arrestation provisoire de ces individus, de leurs femmes et de leurs enfants, les plaçant sous la main du Gouvernement, il puisse, dans sa sagesse, en disposer de manière à les mettre hors d’état de troubler la sûreté publique ; [...] ARRETE Article premier.‹ Les individus connus sous le nom de Bohémiens, leurs femmes et enfants, qui seront trouvés dans les arrondissements de Mauléon et de Bayonne, seront arrêtés le 15 de ce mois et jours subséquents. Ceux qui seront arrêtés dans le premier de ces arrondissements seront traduits, sur-le-champ, à Saint-Jean-Pied-de-Port ; et ceux arrêtés dans l’arrondissement de Bayonne seront conduits à Bayonne. Tous ces individus resteront provisoirement retenus jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné par le Gouvernement. [...] Article 3.‹Sont nommés commissaires à l’effet de procéder aux dites arrestations et traductions, savoir : Arrondissement de Bayonne Le sous-préfet, Dr Harrast, substitut, Mendiri (Bayonne), Lerremboure (Saint-Jean-de-Luz), Balanqué, ex-commissaire (Urrugne), Dirassen (Saint-Pée), Castetpert, général (Espelette), Oxandabarats, adjoint municipal (Jaxou), Fagal de Saint-Bois, médecin (Hasparren), Villemayou, ex-commissaire (Came), Lapebie, juge de paix (Guiche) Arrondissement de Mauléon Le sous-préfet, Larre, médecin, (Ossez), Pellegrin-Socobie (Isturits), Harismendy, notaire de Baïgorry (Baïgorry et Aldudes), Etcheverry fils, (Baïgorry et Aldudes), Bayen, juge de paix, Lurrubure, ex-commissaire à Saint-Jean, Saint-Jaime, maire (Saint-Just), Buthie, ex-administrateur (Aussurucq), Darthez-Lassalle, juge de paix (Tardets), Etchast, commissaire du Gouvernement, Perry, juge de paix (Saint-Palais), Landeuix (Aroue) [...] Signé De Castellanne. » [Archives départementales des Basses-Pyrénées citées par
Francisque Michel dans Le Pays Basque (1857, rééd Elkar 1983)]
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