"Pourquoi maintenant?" Voici la question la plus pertinente que l’on puisse poser au lendemain de l’arrestation à Segura (Gipuzkoa) d’une vingtaine de membres de la direction de Batasuna. Interdit depuis mars 2003 en Espagne en raison de ses liens présumés avec l’organisation armée ETA, le parti de la gauche abertzale menait une activité politique quasiment normale: des apparitions publiques presque quotidiennes devant la presse, des réunions avec d’autres partis, des assemblées pour la réorganisation de son Bureau NationalŠtout lui était permis sauf de se présenter aux élections.
C’est sous l’ordre du juge de l’Audience Nationale Baltasar Garzón que 23 membres de la gauche abertzale dont la plupart des membres du Bureau National ont été arrêtés jeudi soir à Segura. Selon le magistrat, il s’agirait d’une "assemblée clandestine" pour une éventuelle réorganisation de Batasuna.
Sauf que Batasuna n’avait pas en tête de se réorganiser. Joseba Permach, porte-parole de Batasuna et l’une des 23 personnes interpellées jeudi soir, l’a confirmé cette même semaine sur les ondes de Radio Euskadi. "Certains ont installé la rumeur sur un soi-disant débat interne de Batasuna et sur un supposé nouveau Bureau National qui serait élu en décembre" a-t-il critiqué tout en démentant ces informations.
Une vengeance
Quoi il en soit, le contenu de la réunion qualifiée de "clandestine" n’est qu’un prétexte pour mener une opération dont la vraie origine n’est pas juridique mais politique. Et même si le gouvernement espagnol s’est efforcé de défendre l’indépendance de la justice "l’opération rentre dans le cadre du fonctionnement normal de la démocratie, dans ce cas de la Justice, laquelle est totalement indépendante", a déclaré la numéro deux du gouvernement Maria Teresa Fernandez de la Vega, les évidences ne peuvent pas se cacher.
"Cela fait partie des effets collatéraux de la rupture de la trêve. Pendant, on n’intervenait pas [contre Batasuna], maintenant on intervient", a commenté le journaliste basque Gorka Landaburu, directeur de l’hebdomadaire Cambio 16, proche de la mouvance socialiste. "Il ne faut pas oublier qu’on est dans un contexte électoral, à six mois des législatives", et que le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero ne veut être accusé d’aucune faiblesse par la droite du PP.
Il ne faut non plus oublier que cette opération représente un rideau de fumée dans un moment où le processus de négociations frustré avec l’ETA et la proposition de référendum du lehendakari Juan José Ibarretxe font du gouvernement socialiste la cible des attaques du Parti Populaire de Mariano Rajoy.
Le ministre basque à la Justice, Joseba Azkarraga (EA), a déclaré dans ce sens que les détentions répondent à un "opportunisme politique évident". "Le fait que les actions judiciaires coïncident avec des moments très importants de la vie politique porte à suspicion", a-t-il ajouté tout en dénonçant l’"hypocrisie politique" de ceux qui "se sont réunis en 2006 avec les membres de Batasuna qu’ils poursuivent maintenant".
Quant aux partis politiques, les réactions ont été discordantes. D’un côté, l’ultra-conservateur Angel Acebes, secrétaire général du PP, a salué "une très bonne nouvelle" tout en réclamant encore plus de fermeté. Lui aussi s’est posé la question pertinente de la journée: "Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas agi avant?".
Le porte-parole du groupe socialiste au Congrès espagnol, Diego López Garrido, s’est dit "satisfait" des arrestations, et a souligné que le juge Baltasar Garzón n’est soumis qu’à l’exercice de la loi. "Comme cela se passe toujours en Espagne", l’Etat de droit agit "en appliquant la loi et en préservant les droits garantis par la Constitution".
Rentabilité électorale
Au Pays Basque le PNV a espéré que le magistrat "a agi en conformité avec le droit". Le porte-parole Iñigo Urkullu, a toutefois précisé son souhait, car Baltasar Garzón "est un juge qui aime les coups de théâtre".
La présidente d’EA, Begoña Errazti, a pour sa part dénoncé les arrestations accusant le PSOE d’"utiliser la Justice, comme dans les temps du [chef du gouvernement espagnol de droite José María] Aznar, rien que pour des objectifs partisans, pour atteindre la Moncloa", la résidence de l’exécutif espagnol. Elle a qualifié de "très grave" l’opération qui "s’est produite curieusement une semaine après l’annonce du lehendakari".
Dans le même sens, le coordinateur de la coalition écolo-communiste Ezker Batua-Berdeak, troisième pilier du gouvernement de la Communauté Autonome Basque avec le PNV et EA, a affirmé que les arrestations représentent "une opération d’une claire volonté politique". Javier Madrazo a accusé le chef du gouvernement espagnol José Luis Rodríguez Zapatero d’essayer de "rentabiliser électoralement l’action policière, tout comme il a voulu rentabiliser électoralement le processus de paix". Il est "absurde" d’interpeller les personnes avec lesquelles "on s’est réuni pendant six ans" pour préparer le processus de paix.
Le parti Aralar a dénoncé lui aussi "une énorme bêtise judiciaire et politique" qui, "en aucun cas, n’aide à se rapprocher de la paix, tout au contraire". Exigeant "la libération immédiate" des personnes interpellées, Aralar a qualifié les interpellations d’"énorme bêtise judiciaire et politique".
Les syndicats LAB et ELA ont eux aussi durement dénoncé les arrestations, alors qu’au Pays Basque nord, le parti Abertzaleen Batasuna a rappelé qu’"il n’y a qu’en Turquie et dans l’État espagnol que des partis politiques sont ainsi rendus illégaux" et que "c’est même la seconde fois en dix ans que la direction politique de cette tendance se voit incarcérer".
Tout en réclamant la libération des détenus, ABa souligné qu’"il est anormal que l’un des partenaires de ce dialogue soit en prison, et soit amené à discuter de paix dans ces conditions avec celui-là même qui l’a incarcéré. Même la France, au lendemain des événements en Kanaky et notamment à Ouvéa, avait garanti cette immunité pour les représentants du FLNKS. Michel Rocard l’a bien rappelé à St-Jean-de-Luz au début de l’année, et en a souligné l’importance dans le cas du Pays Basque aujourd’hui".
La réaction du Sinn Féin
À Donostia-Saint-Sébastien, le principal dirigeant en liberté de Batasuna, Pernando Barrena, a dénoncé hier l’interpellation des principaux responsables de son parti comme une "vengeance" à caractère "préélectoral" du gouvernement socialiste.
C’est "la vengeance du Parti socialiste de Zapatero et de [Alfredo Pérez] Rubalcaba", le chef du gouvernement espagnol et son ministre de l’Intérieur, "face à l’attitude ferme de Batasuna", pendant le processus de dialogue avorté entre Madrid et l’ETA, a-t-il déclaré. Il s’agit d’une "position préélectorale à travers laquelle le PSOE cherche à améliorer sa situation politique face au PP en vue des prochaines élections législatives de mars" 2008, a-t-il ajouté.
"Ainsi, le PSOE montre que, s’il le veut, il peut être plus sauvage encore que le PP quand il s’agit de bafouer les droits civiques et politiques les plus basiques" tels que le droit de réunion.
Pernando Barrena, qui ne participait pas à la réunion de jeudi soir à Segura, s’exprimait devant la prison de Martutene, où deux représentants du Sinn Féin, la députée européenne Bairbre de Brun ainsi que son camarade de parti Pat Rice ont rendu visite au dirigeant de Batasuna et interlocuteur de la gauche abertzale au processus de paix, Arnaldo Otegi, incarcéré depuis le 8 juin.
L’élue nord-irlandaise a montré son inquiétude et a souligné que cette opération "va empirer la situation". Bairbre de Brun a évoqué sa dernière visite au Pays Basque, quand le Bureau National de Herri Batasuna fut emprisonné. "Dix ans et un processus de paix après, on incarcère encore les dirigeants de Batasuna. J’espère qu’il ne faudra pas attendre dix ans pour témoigner d’un nouveau processus de paix", a-t-elle souhaité tout en rappelant qu’interpeller les représentants d’une mouvance politique telle que la gauche abertzale, peut faire perdre des canaux de dialogue et des contacts nécessaires pour impulser un nouveau processus.
Pour l’instant, le seul processus en vue est électoral.
Le magistrat espagnol Baltasar Garzón, qui s’est fait connaître au niveau international en lançant un mandat d’arrêt contre l’ex-dictateur chilien Augusto Pinochet, est apparu sur la scène médiatique espagnole avec ses enquêtes sur "la guerre sale" et surtout sur l’implication de l’exécutif socialiste dans l’organisation des GAL, groupes para-policiers composés notamment de membres de la Garde Civile et de mercenaires qui ont tué près d’une trentaine de militants abertzale en Pays Basque nord dans les années 80. Il avait mené cette enquête après son passage frustré dans le dernier gouvernement socialiste de Felipe González.
En effet, en 1993, Baltasar Garzón a décidé d’entamer une carrière politique au sein du PSOE. Mais ses ambitions ministérielles se sont heurtées au chef du gouvernement qui le place à un poste mineur: chef du plan de lutte contre la drogue. Il abandonne la carrière politique pour revenir au droit. C’est alors qu’il se lance dans une enquête sur les affaires de la guerre sale.
À partir de 1996, quand le Parti Populaire prend les rênes du gouvernement espagnol, Baltasar Garzón commence à enquêter en collaboration étroite avec le ministre conservateur de l’Intérieur Jaime Mayor Oreja, sur ce qui est appelé "l’entourage de l’ETA", c’est-à-dire, toutes les associations qui selon lui ont des buts similaires à ceux de l’organisation armée basque. C’est ainsi qu’en juillet 1998, il a ordonné la fin des activités de Orain SA, entreprise basque de communication qui gère le journal Egin et sa station radio, Egin Irratia. L’instruction de Garzón terminée, l’interdiction a été levée par l'Audience Nationale mais Orain SA est restée en situation de banqueroute. C’était le début du macro-dossier 18/98 dans lequel plusieurs centaines de personnes ont été mises en examen et condamnées comme c’est le cas des jeunes dirigeants des mouvements de la jeunesse basque Jarrai, Haika et Segi.
L’incarcération de HB
La volonté de Baltasar Garzón d’entraver l’activité politique de la gauche abertzale ne date pas d’aujourd’hui. Déjà en 1996, le juge madrilène avait ouvert une enquête qui avait abouti à la condamnation, en 1997, à sept ans de prison, de 23 dirigeants du parti Herri Batasuna pour la diffusion dans des spots télévisuels électoraux d’une vidéo où l’organisation armée ETA présentait son "Alternative démocratique" au conflit basque. Cette condamnation avait été annulée quelques années plus tard par le Tribunal constitutionnel.
Cinq ans plus tard, en octobre 2002, en arguant que "la structure de Herri Batasuna-Euskal Herritarrok-Batasuna" faisait "partie du groupe terroriste dirigé par l’ETA", il s’est dépêché de suspendre les activités du parti Batasuna avant que le gouvernement du PP interdise le parti abertzale.
Cette décision avait entraîné la fermeture de tous les locaux du parti indépendantiste et l’interdiction de son activité politique officielle. Dès 2002, le juge Garzon avait inculpé 22 dirigeants de Batasuna pour "appartenance à l’ETA", dont Joseba Permach, l’un des porte-parole du parti arrêté jeudi, et Arnaldo Otegi, incarcéré depuis juin pour un délit "d’apologie du terrorisme" pour avoir participé à un hommage rendu à un militant de l’ETA tué en 1978 par des paramilitaires espagnols.
Les 23 personnes arrêtées jeudi sont sous la menace d’une inculpation de "récidive" pour celles déjà inculpées par le juge Garzón, et "d’appartenance à une organisation terroriste" pour les autres. Il faut savoir que depuis 2002, des membres de Batasuna se sont réunis publiquement et ont comparu devant la presse en tant que tels sans que le juge n’ait réagi. Baltasar Garzón a même défendu la tenue de la rencontre entre une délégation de Batasuna et une autre du PSE en juin 2006 affirmant qu’il n’y avait rien d’illégal dans le fait de se réunir.
Comme le disait le réputé magistrat espagnol Joaquin Navarro, récemment décédé, "Garzón est un juge qui invente pratiquement tout". Maintenant il vient d’inventer la liberté de réunion à la carte pour Batasuna: si la réunion c’est avec le PSE, il n’y a pas de problème, or si elle a lieu entre des membres du parti de la gauche abertzale, alors c’est illégal.
Candido Conde-Pumpido, procureur général de l’Etat espagnol depuis l’avènement socialiste au pouvoir, a soutenu la nouvelle Œinvention’ de Garzón en expliquant que les personnes interpellées "continuaient à se livrer à des activités interdites en se réunissant". Ce procureur n’a pourtant pas expliqué pourquoi il n’a pas agi d’office chaque fois que Batasuna a donné une conférence de presse ou s’est réuni en interne ou avec d’autres formations politiques telles que le parti socialiste.
Enfin, le ministre basque à la Justice Joseba Azkarraga a rappelé que le dossier instruit par Garzón a été ouvert bien avant l’interdiction de Batasuna et que c’est ce magistrat qui a "transformé en délictueuse une activité politique". La justice reste un mystère en Espagne.